Regards sur les efforts d’inculturation en 160 ans de vie de l’Église au Bénin

Pourrions-nous parler de 160 ans d’inculturation au Bénin ? Certainement pas. Mais peut-être, si toute tentative d’évangélisation est prise pour une inculturation. Et quand l’épitaphe de certains de ces premiers héraults de l’Évangile du Christ en terre africaineporte, de la part de leurs concitoyens, l’inscription de reconnaissance ‘‘Fondateur de civilisation en Afrique’’, il est à se demander si l’Évangile a été réellement apporté ‘‘dans nos cultures’’ dès les premières heures…

Notre gratitude est tout de même grande envers ses messagers courageux et aventureux de la Bonne Nouvelle en terre africaine. Plusieurs parmi eux ont eu, même tardivement, le souci de connaître les cultures des peuples auxquels ils s’adressaient et de les promouvoir. Le clergé, qu’ils ont eu l’audace de foi de mettre en place, a également relayé le même souci bien avant l’heure, bien avant l’heure du Concile Vatican II et de l’approche théologique et pastorale de l’inculturation dont le concept est officiellement introduit dans les documents magistériels seulement en 1979[1]. Quel regard panoramique pouvons-nous porter sur ce parcours ?

  1. Les expérimentations

Elles ont été multiples et variées. Le point de départ de toute inculturation se situant dans l’appropriation linguistique, les tout premiers efforts ont été ceux des traductions en langues locales des prières, des cantiques, des catéchismes, des extraits liturgiques des Saintes Écritures. On se rappelle l’édition des ‘‘Paroissiens’’. Puis ont suivi la mise en place des chorales de langues régionales avec admission dans la maison de Dieu des instruments traditionnels de musique, et les réformes catéchétiques et liturgiques. Des vêtements liturgiques ont été adaptés à notre climat. Des fêtes régionales ont été christianisées : la fête identitaire des Hwéda de Ouidah initiée depuis 1896 a été placée sous le patronage de l’Immaculée Conception (8 Décembre) dont le culte existait dans la ville de Ouidah avant même les apparitions de Lourdes[2] ;les festivités du Nonvitcha organisées par les frères Xweda et Xwla à Grand-Popo depuis 1921 se sont fixées autour de la fête de la Pentecôte ; l’initiative depuis 1922 du Père Francis Aupiais pour réunir tous les fils et filles de la ville de Porto-Novo autour de la Fête de l’Épiphanie ; la fête des prémices d’igname à Savalou, reliée à la fête de l’Assomption par le Père Ignace FALY en 1952 ; etc. Mais surtout des mouvements scientifiques de recherches sociologiques, anthropologiques et théologiques en matière d’inculturation ont vu le jour : en l’occurrence, le mouvement Sillon Noir avec Mgr Barthélémy Adoukonou depuis 1970, mouvement qui, à la suite de plusieurs publications et formations, a donné naissance à l’actuel Institut séculier Notre-Dame de l’Inculturation implanté, entre autres, au Bénin et au Burkina-Faso.

  1. Les résistances et les méprises

Les efforts d’inculturation de l’Évangile ont rencontré des résistances à la fois internes et externes. Tout d’abord ce ne sont pas nos cultures qui ont résisté à l’inculturation. Elles peuvent faire obstacle à l’Évangile, mais, une fois l’Évangile accueilli, il revient aux chrétiens eux-mêmes de laisser sa lumière pénétrer jusqu’aux racines culturelles. Et c’est là que le bât blesse. Toute inculturation est une conversion profonde voulue par le croyant pour qui, seule la connaissance du Christ compte désormais, tout le reste devenant balayure à ses yeux (Cf. Ph 3, 4-11). Et dans le même temps, le Christ ne remplace pas la culture, il l’assume et l’élève en vue de cet ‘‘homme parfait’’, le Christ croissant en nous (Cf. Eph 4, 13 ; Ga 4, 19). Ces deux mouvements sont indissociables. Le méconnaitre a conduit à des méprises.

Pour les uns, les expérimentations d’inculturation confirment que les catholiques sont tolérants et ne rejettent rien : ce qui aboutit à des syncrétismes crasseux. Pour les autres plus fondamentalistes, le soupçon doit être jeté sur toute couleur culturelle, comme si ce n’étaient pas des Juifs qui avaient annoncé l’Évangile aux Romains avant qu’il n’y ait eu le rite latin, comme si même le Verbe incarné ne s’était pas fait un Juif. Il reste beaucoup de travail à faire. La preuve se mesure dans les diverses dérivent que nous côtoyons constamment. En effet, nous continuons d’adorer le vrai Dieu, le Dieu de Jésus-Christ, en idolâtres… Nous avons encore du mal à nous adresser à Lui comme à une Personne qui nous parle et que nous devons prendre le temps d’écouter et de suivre par une conversion profonde. Nous fabriquons notre idole de Jésus-Christ et, à coup de Neuvaines et de Jérichos, nous attendons qu’il fasse ‘‘notre volonté’’, à défaut de nous convertir. Et le comble de cette idolâtrie déguisée, c’est l’amour de l’argent (Cf. 1 Tim 6,10) qui prostitue la vie chrétienne personnelle et ecclésiale. Bien plus, le culte des gourous dans nos communautés, favorisé par la démultiplication inutile de spiritualités de commune et voisine dévotion, est une grave menace pour l’Église :  tout manque de soumission coopérante et tout culte de personnalité prouvent que l’Évangile n’est pas accueilli en profondeur. Et par-dessus tout, n’oublions pas que le Christ nous a libérés afin que nous soyons vraiment libres (Ga 5, 1). Le premier spectre qui, à la rencontre du Christ, doit disparaitre de nos cultures, c’est la peur. Mais pourquoi la maintenir encore au sein de notre Église, au sein de nos assemblées de prière ? La tendance se généralise de créer ou d’entretenir des combats acharnés contre des ennemis fictifs au lieu d’amorcer une réelle conversion. Il s’installe chez nous une spiritualité de la libération comme un pendant du modèle latino-américain de la théologie de la libération. L’une et l’autre sont à dépasser dans la victoire du Messie crucifié (Cf. 1 Co 1, 23).

Et pour finir, la plus grande méprise, la plus grande résistance dans notre Église locale au Bénin, c’est de prendre l’inculturation pour une affaire de personnes. Certes, elle ne saurait faire l’objet d’improvisation individuelle. Mais quand quelques-uns se mobilisent dans la recherche en la matière, ils doivent être cooptés par tout le corps ecclésial en vue d’un projet pastoral et théologique coordonné.

  1. Les plages culturelles

Les plages culturelles du passé étaient peut-être à retrouver dans l’éthique des religions traditionnelles, dans les rituels claniques et ethniques des grandes familles, dans les constances transculturelles de nos peuples. Il est vrai que notre pays est de plus en plus le théâtre d’une résurgence de ces arcanes culturels, mais d’une résurgence pour le moins frelatée. Avons-nous encore nos cultures dans leur pureté originelle ?

Les plages culturelles du présent sont de divers ordres. Il suffit d’ouvrir les yeux pour voir l’homme béninois dans sa nouvelle culture empreinte d’interculturalité et de culture de la mondialisation. C’est à cet homme que s’adresse l’Évangile désormais. Nos Pères, les Évêques, ont pris la mesure de la situation en favorisant déjà le brassage des différentes chorales locales sur la plupart des paroisses, tout en veillant à ne pas abandonner l’identité irréductible que caractérisent les langues liturgiques de chaque diocèse. Tout Béninois chrétien se sent chez lui en Église partout dans le pays, et peut louer Dieu avec son voisin d’une autre ère linguistique. Aujourd’hui, il n’y a plus d’inculturation sans interculturalité, par-delà tout multiculturalisme. Pour aller plus loin, il importe de faire le bilan des différentes expérimentations en matière d’inculturation dans les différentes ères culturelles, les repenser et les soumettre aux pasteurs des diocèses. Les dernières Assemblées de l’Union du Clergé Béninois se sont d’ailleurs fixé un tel objectif.

Les plages culturelles de l’avenir sont à discerner dans les promesses et les menaces de la nouvelle éthique mondiale. En effet, la crédibilité qui s’effrite de l’Église sur le plan moral est un haut lieu d’inculturation inavoué : lexorandi, lexcredendi, lex vivendi. Si nous ne sommes plus crédibles, bientôt nous n’aurons plus rien à dire à la nouvelle éthique mondiale. Puis les plages culturelles de l’avenir sont à aménager aussi dans le monde du Web et du numérique se présentant comme nouvel aéropage.

  1. De l’Église en pèlerinage à l’Église des pèlerinages

En guise de conclusion à cette brève analyse que les spécialistes sont invités à approfondir, je voudrais exhorter à rester attentif au sensusfidei (sens de la foi) chez les fidèles pour emprunter avec eux, suivant le mouvement de synodalité proposé par le dernier Synode des Évêques (Octobre 2021), l’orientation (sensusfidelium) qu’ils prennent afin de les y guider ou de les en détourner. L’une de ces orientations actuelles de la vie de foi des fidèles du Christ semble les éloigner de l’Église administrative et structurelle – d’où leur engouement pour les gourous, que ceux-ci soient religieusement bien formés et moralement recommandables ou pas. Ils ont soif d’une Église en sortie, d’une Église des pèlerinages (virtuels ou réels), d’une Église en marche vers eux et avec eux. La redynamisation des Communautés Ecclésiales de Base sera une bonne réponse d’inculturation à ce besoin. La route de l’Église en pèlerinage vers le Ciel passe par les sentiers de l’Église des pèlerinages dans les grands rassemblements des sanctuaires et dans les petits rassemblements des quartiers et des foyers.

Père Koffi Jean KINNOUME

[1] Cf. Jean-Paul II, CatechesiTradendae.

[2] Cf. Jean Bonfils, La Mission catholique en République du Bénin : des origines à 1945, Karthala, 1999, p.26